Le sens du tragique

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Les nouvelles ne sont pas bonnes. Pour les moins de vingt ans, elles semblent ne l’avoir jamais été. Crise ici, guerre là-bas, inondations, canicules, pollution tentaculaire, déplétion énergétique, désinformation galopante, disparition des espèces animales et végétales, artificialisation et appauvrissement des sols, acidification des océans, affaiblissement des démocraties,  repli des peuples sur eux-mêmes, augmentation constante des disparités, incapacité des politiques à incarner les enjeux, sempiternelle velléité d’impérialisme, défiance vis-à-vis de la connaissance, enfin, échecs de narratifs fédérateurs. Etat d’un monde blessé de trop de démesure et dont émerge une seule certitude, le pire se dissimule sous ces lendemains que d’aucuns espéraient chantants.

Pourtant un étonnement perdure, malgré ces diagnostics critiques, au sein des sociétés occidentales, (les plus à même de s’interroger et de remettre en question les process liés à cet état de fait), il semble que l’on ait perdu le sens du tragique au profit d’une insouciance hors-sol.

Dilué dans un trop-plein d’informations, hétéroclites et non hiérarchisées, où le réchauffement climatique est trop souvent illustré par quelques joyeuses trempettes en méditerranée, où les récits de guerre sont entrelacés avec un apéro et une série télévisée, une forme de déni mâtiné d’indifférence triomphe dans les actes et les prises de position. Aussi, privilégie-t-on tout au plus les actions symboliques, décorrélées des ordres de grandeur et en totale inadéquation avec l’urgence des situations.

Certes, on cause, on glose, on expertise. A l’échelle politique, on met en place bien des conseils, de « hauts » conseils, sur le climat, sur la santé ou les finances publiques. On évoque des objectifs pour 2050 comme pour mieux se défaire des mutations drastiques à opérer…qu’en est-il de 2023 ? Et lorsqu’un Président de la République ou Premier ministre s’exprime avec une certaine gravité, il semble décalé. Est-ce le maquillage, l’éclairage, le cadrage, le surjeu, la prudence coupable des mots choisis ou bien encore ces passifs qui décrédibilisent… ?

Alors que les COP pour le climat ont trente ans, les émissions carbone sont depuis en constante augmentation, ironiquement, de manière équivalente entre pays signataires et non signataires. Les premiers rapports du GIEC datent aussi des années 90.  Alors que les alertes sur la biodiversité se faisaient déjà entendre il y a demi-siècle, les populations mondiales de vertébrés ont décliné depuis de 70%. Du politique à l’individu, des états aux multinationales, si l’on ne renie plus le réel qu’avec parcimonie, il aura fallu près d’un demi-siècle pour s’accorder sur l’évidence d’un constat. Qu’en sera-t-il des actions à mettre en œuvre et peut-on raisonnablement donner crédit à leur possible réalisation sachant que l’humanité n’a jamais été mise à l’épreuve de la sorte, sachant que la fenêtre de tir pour garder un monde en l’état est déjà largement dépassée, sachant que les hommes n’ont de cesse de se faire la guerre, économique, cybernétique, civile, militaire.  

Voilà peut-être, en somme, le plus grand des freins aux espoirs des destinées heureuses, une confiance toute relative en son prochain. Un dilemme du prisonnier à l’échelle mondiale mais aussi interindividuelle et dont l’issue est dans l’inconscient collectif déjà tracée. Triomphe alors l’envie de se distinguer encore quelque temps en ce monde imaginaire et sans limites… en attendant que soit croquée la dernière part… en attendant que le tragique auquel nous fûmes promis, finisse, hélas, par nous rattraper.